Les réponses des imprimeurs français à l'impact d'Internet sur l'imprimé

L'Internet et les médias numériques transforment les pratiques des consommateurs et ainsi celles des entreprises qui fabriquent les produits de communication. Nous vous proposons une série d'articles visant à examiner les réponses spécifiques des imprimeurs français face à l'impact d'Internet sur l'imprimé.

L'arrivée de l'Internet a bouleversé de nombreuses industries, celle bien connue de la musique, mais aussi celle de la presse et de l'édition et par voie de conséquence les entreprises des industries graphiques.

Les imprimeurs qui avaient jusqu'ici l'habitude d'aborder et de développer la stratégie de leur entreprise de manière incrémentale se retrouvent pour beaucoup d'entre eux dans une situation de dérive stratégique par rapport aux exigences d'un nouvel environnement de plus en plus numérique et connecté. La figure 1 superpose l'évolution des technologies du Web aux différentes phases proposées par Gerry Johnson, Kevan Scholes, Richard Whittington [1] illustrant ce phénomène de dérive. Il est important que les imprimeurs prennent conscience de ce risque afin d'anticiper l'impact d'Internet sur leur secteur d'activité. Il en va de leur performance, mais également de leur survie.

Figure 1 La dérive stratégique des imprimeurs

L'évolution incrémentale des imprimeries françaises

Les imprimeurs n'ont eu de cesse de reproduire leur stratégie du passé, très souvent une stratégie centrée sur les coûts afin de répondre à la baisse des tirages, aux exigences de plus en plus sévères de leurs clients en termes de délai, coût et qualité. Ils se sont alors équipés des dernières presses offset de plus en plus automatisées, mais également des nouvelles innovations avec l'arrivée notamment des technologies Computer to Film (CTF) puis Computer To Plate (CTP) dans les années 1980-1990... L'arrivée du Mac…

Mais ces nouvelles évolutions n'ont pas remis fondamentalement en cause leurs recettes éprouvées du passé. C'est ce qu'exprime la phase 1 du schéma (à l'inverse des photogravures qui ont pour la plupart disparu) et ce pour trois raisons principales :

  • L'alignement avec les évolutions de l'environnement. Les évolutions des technologies d'impression ne nécessitaient pas à l'époque un changement radical de stratégie.
  • Les succès passés. Les imprimeurs, comme tout entrepreneur d'ailleurs, sont naturellement peu enclins à significativement modifier leur stratégie qui a été porteuse de succès pendant tant années.
  • L'expérimentation concentrique. Les imprimeurs préfèrent apporter des évolutions par à-coups autour d'une formule gagnante, ce qui leur permet d'expérimenter de nouvelles approches sans trop s'écarter de leur portefeuille de compétences.

Mais, pendant combien de temps encore et dans quelle mesure les imprimeries peuvent-elles se contenter de changements incrémentaux ? Comment savoir à quel moment un changement radical sera préférable ?

Le risque de dérive stratégique

Internet risque aujourd'hui d'écarter certains imprimeurs de la course. En effet, la phase 2 du schéma montre clairement que l'évolution de l'environnement des industries graphiques s'est accélérée avec l'arrivée d'Internet. L'évolution n'a pas été soudaine, mais insidieusement les imprimeries de labeur, d'édition, mais aussi d'emballages ont vu une baisse importante de la demande d'imprimés et des chiffres de tirages associés (c'est ce que révèle le dernier rapport « Global Insights » de la drupa consacré à l'impact d'Internet sur l'imprimé), de nouveaux concurrents sont apparus et se sont emparé progressivement d'une partie du marché, de nouvelles technologies ont peu à peu remplacé les processus existants, de nouvelles gammes de produits ont attiré un nombre croissant de clients, tout cela ne s'est bien sûr pas fait du jour au lendemain, mais assez pour que certains imprimeurs soient en dérive stratégique, c'est-à-dire dans l'incapacité à évoluer au même rythme que leur environnement.

Au moins cinq raisons peuvent expliquer ce phénomène, nous disent Gerry Johnson, Kevan Scholes, et Richard Whittington :

  1. Le manque de recul. On peut comprendre que certains imprimeurs aient hésité à modifier leur stratégie jusque-là gagnante pour s'adapter à ce nouveau monde Web qui ne pouvait être qu'une mode pour certains, une curiosité pour d'autres. Avec du recul, il est en effet toujours plus facile de prévoir les évolutions majeures d'une industrie, mais il est beaucoup plus ardu de les identifier au moment où elles ont lieu.
  2. La focalisation sur des réponses familières. D'autres imprimeurs ont repéré ces évolutions tout numérique, des évolutions qu'ils ne comprenaient pas toujours. Leur tendance naturelle a alors consisté à minimiser cette incertitude en mobilisant des réponses qui leur étaient familières, qu'ils comprenaient et qu'ils avaient déjà utilisées dans le passé, ce qui a pu provoquer des biais d'interprétation. Confrontés à une nouvelle forme de concurrence, ces imprimeurs bien établis ont ainsi estimé que leurs clients resteraient loyaux et que leur offre resterait la plus attractive.
  3. Les points de blocage. Les capacités uniques de certaines imprimeries, difficiles à imiter par leurs concurrents ont pu pour certaines d'entre elles devenir des points de blocage, et ce pour deux principales raisons. Tout d'abord, elles se traduisent la plupart du temps en schémas de pensée implicites chez ces imprimeurs, ce qui rend leur imitation très problématique pour leurs concurrents, mais qui en retour empêche leur remise en cause : elles risquent alors de persister alors qu'elles ne sont plus pertinentes. Deuxièmement, au cours du temps, les capacités produisent des routines organisationnelles qui se renforcent et s'imbriquent de manière inextricable.
  4. Les relations deviennent des entraves. Chez d'autres imprimeurs, le succès s'est construit grâce à d'excellentes relations avec leurs clients, leurs fournisseurs et leurs employés. Le maintien de ces relations peut être considéré comme une source de performance durable. Pour autant, ces relations ont pu empêcher des ruptures stratégiques qui impliquaient de s'adresser à de nouveaux clients, de faire appel à de nouveaux fournisseurs ou de modifier les savoir-faire de l'organisation.
  5. L'inertie de la performance. Il faut en général un certain temps avant que les effets d'une dérive stratégique n'apparaissent sur les résultats d'une organisation et d'une imprimerie en particulier.

La performance financière peut se maintenir dans les premières phases de la dérive. Les clients peuvent rester loyaux et l'imprimerie peut maintenir son efficience en réduisant ses coûts ou en augmentant son niveau d'activité. Il peut donc très bien ne pas y avoir de signes patents du besoin de changement, que ce soit du point de vue des managers ou de celui d'observateurs externes.

Cependant, au cours du temps, les premiers symptômes annonçant la dérive stratégique sont apparus chez beaucoup d'imprimeurs baisse de la performance financière, perte de parts de marché. Danny Miller affirme ainsi que les entreprises développent une tendance naturelle - qu'il appelle le paradoxe d'Icare - à devenir les victimes de leurs succès passés [2] ».

Les effets de la dérive stratégique

Jusqu'aux années 1990, le papier était toujours la pierre angulaire des supports de communication que ce soit  dans le monde de l'édition, de la presse, du catalogue, mais aussi des documents d'entreprises ou des campagnes marketing, mais avec l'arrivée d'Internet dans les années 2000, les imprimeurs se sont retrouvés dans une période de fluctuations, période déclenchée par le déclin de leurs performances. Ils se sont interrogés, ont essayé plusieurs solutions, mais tout en restant toujours incertains dans leurs choix stratégiques. C'est ce que décrit la phase 3 du schéma.

Transformation ou disparition

Ainsi tout naturellement, au fur et à mesure que la situation s'envenime, de plus en plus d'imprimeurs se retrouvent aujourd'hui face à trois options possibles (phase 4):

  1. disparaître ;
  2. être racheté par un concurrent ou
  3. connaître un changement radical.

Comme nous le verrons dans nos prochains articles, certains imprimeurs souffrent voir disparaissent alors que d'autres s'adaptent et apportent des réponses innovantes à ce nouveau paradigme numérique.

Source : résumé analytique du rapport « Global Insights » drupa, consacré à l'impact d'Internet sur l'imprimé

[1] Exploring Corporate Strategy, 8th Edition © 2008 Prentice Hall, Pearson Education Limited

[2] Selon D. Miller, Le paradoxe d'Icare, ESKA, 1993, le succès mène à l'échec car l'organisation se spécialise sur ses recettes de succès, qui deviennent incontestables.

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